Liqueurs artisanales françaises : naviguer dans la réglementation, du savoir-faire à la légalité

4 octobre 2025

Des liqueurs, mais selon quelles définitions ?

Le mot « liqueur » ne signifie pas, en France, une simple boisson alcoolisée sucrée. Il a un sens précis, fixé par la réglementation européenne – puisque la catégorie fait partie, depuis le règlement (UE) 2019/787, des spiritueux garantis et encadrés au niveau communautaire (source : Eur-Lex).

  • Teneur en sucre minimale : 100 g/l (excepté pour les crèmes : 250 g/l)
  • Teneur en alcool minimale : 15% vol.
  • Ingrédients : alcool d’origine agricole (généralement, neutralisé), arômes naturels ou préparations traditionnelles (macérations, distillats), édulcorants (sucre, miel...)
  • Pas d’arômes artificiels : seuls les arômes naturels ou identiques naturels sont autorisés pour l’appellation liqueur

Cette définition s’impose à toute production : pour vendre une boisson sous le nom “liqueur”, il faut respecter ces critères. Les crèmes, les bitters et autres catégories connexes disposent également de normes spécifiques.

Faire une liqueur chez soi : est-ce légal ?

Il existe une distinction fondamentale entre la fabrication familiale – pour la consommation propre – et la véritable production artisanale à vocation commerciale. La France a conservé un certain nombre de tabous autour de la distillation domestique, hérités du XIX siècle et réaffirmés après la guerre.

  • Légalement, il est interdit de distiller soi-même de l’alcool, même pour un usage domestique (article 315 du Code Général des Impôts).
  • Les seuls qui peuvent encore distiller sans autorisation sont les “bouilleurs de cru” disposant d’un droit de bouilleur (abattu à 10 % en 2008, et déjà rarissime avant).
  • La préparation de liqueurs pour sa propre utilisation est tolérée, dès lors qu’on utilise de l’alcool acheté taxé (alcool du commerce) et non produit soi-même.

La revente, elle, entraîne automatiquement le passage sous le régime de la réglementation des spiritueux, avec un ensemble très strict d’autorisations à obtenir.

Artisan liquoriste : quelles démarches et obligations administratives ?

La production de spiritueux en France est soumise à un double contrôle : d’un côté l’encadrement sanitaire et commercial, de l’autre, la fiscalité spécifique aux alcools. Focus sur le parcours administratif de l’artisan liquoriste.

1. Statut juridique et déclaration d’activité

  • Immatriculation : L’activité doit être déclarée (chambre des métiers pour l’artisanat, chambre de commerce pour une SAS/SARL...)
  • Demande d’agrément au service des douanes : Indispensable pour toute manipulation de boissons alcoolisées à des fins marchandes

2. Le fameux agrément douanier

  • Pour produire, transformer, stocker ou commercialiser de l’alcool, il faut un statut d’entrepôt fiscal sous douane / entrepôt d’accises
  • Tenue d’une comptabilité matières : chaque mouvement d’alcool est enregistré
  • Lieu sécurisé et contrôlable, visites possibles de la douane à tout moment

Les démarches sont détaillées sur le site des Douanes, rubrique “boissons alcoolisées”. Les délais d’instruction : 2 à 6 mois typiquement, parfois plus.

3. Autorisations sanitaires

  • Enregistrement auprès de la DDCSPP/DDPP (l’ex DSV) – les directions départementales en charge de la protection des populations
  • Respect des règles d’hygiène alimentaire (PAF, formation HACCP recommandée, traçabilité des ingrédients…)
  • Auto-contrôles réguliers, possibilité d’inspections surprises

4. Fiscalité spécifique

  • Droits d’accises : payés dès la sortie d’entrepôt fiscal (en 2024 : env. 1887 €/hl d’alcool pur ; sources : Douane.gouv.fr)
  • Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) appliquée sur le prix de vente
  • Obligations de déclaration mensuelle/trimestrielle des quantités et stocks

Pour une bouteille de liqueur titrant 20 % vol. commercialisée à 700 ml, la part d’accise serait d’environ 2,64 € (sur cette taille et ce degré).

Étiquetage et commercialisation : pas de place pour l’improvisation

En France, l’étiquetage des liqueurs est strictement encadré. Deux corpus se superposent : la réglementation européenne générale sur les denrées alimentaires, et la réglementation “spiritueux” proprement dite.

Mentions obligatoires sur l’étiquette :

  • Dénomination légale (“liqueur”, “crème de X”, etc.)
  • Teneur en alcool (% vol.)
  • Volume nominal (en litres, cl ou ml selon la taille de la bouteille)
  • Nom et adresse de l’embouteilleur
  • Origine géographique s’il y a une IGP/IG/AOC (ex : Crème de cassis de Dijon, Génépi des Alpes, etc.)
  • Numéro de lot
  • Liste des ingrédients et allergènes (depuis le règlement INCO 1169/2011)
  • Pictogramme de prévention femmes enceintes

Des mentions sont interdites : indications trompeuses, termes faussement valorisants (“naturel” sans base réglementaire, “bio” sans certification...). Les sanctions peuvent aller jusqu’à 375 000 € d’amende (Code de la consommation).

Ingrédients et procédés : ce que la loi permet… ou interdit

Le règlement européen sur les spiritueux (2019/787) impose des cadres très précis sur les matières premières, les techniques et les additifs :

  • Seul l’alcool d’origine agricole (céréales, betteraves, raisins) est autorisé ; il doit être neutre ou distillé en France/UE
  • Les additifs colorants sont limités (ex. E150a-c pour caramélisation validée)
  • Aucun arôme purement synthétique (artificiel) n’est autorisé pour la catégorie “liqueur”
  • Les extraits végétaux sont autorisés s’ils sont obtenus selon des méthodes traditionnelles (macération, distillation, infusion…)
  • Des critères analytiques définissent des familles (degré, taux de sucre…), contrôlés en laboratoire pour tout lot mis sur le marché

Les liquides doivent répondre à des normes de pureté établies par l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire) concernant les taux de méthanol, de plomb, de cuivre, etc. Ces contrôles sont particulièrement rigoureux pour les liqueurs à base de plantes sauvages ou susceptibles de porter à confusion (ex. génépi, absinthe, certaines baies toxiques si non maîtrisées).

Protection des appellations : géographie, histoire et transparence

Une partie de la richesse des liqueurs françaises tient à la protection de leurs terroirs et procédés. Plusieurs liqueurs bénéficient d’Indication Géographique Protégée (IGP), d’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC) ou d’Indication Géographique (IG). Par exemple :

  • Crème de Cassis de Dijon (IGP) : obligation d’utiliser du cassis de Bourgogne, un taux de sucre minimal, etc.
  • Génépi des Alpes : identité botanique très contrôlée, mode de récolte, terroir défini
  • Cointreau, Bénédictine : marques protégées, mais qui se plient aussi à des contraintes parfois supérieures au cahier des charges légal général

Pour protéger ces origines, les législations française et européenne imposent traçabilité, audits, et contrôles réguliers des organismes certificateurs (INAO, DGCCRF…).

Un paysage en mouvement : tendances et ouverture réglementaire

Le cadre légal encadrant la production artisanale de liqueurs en France n’est pas figé. Il évolue sous la pression des tendances de consommation, du développement des circuits courts, de la montée en puissance de la micro-distillation, ou encore de la transition écologique :

  • Biologique : seules les liquors officiellement certifiées et contrôlées peuvent afficher la mention “bio”
  • Offres sans alcool : les spiritueux “analogue” sans alcool suivent d’autres règlements (denrées alimentaires ordinaires)
  • Innovation : intégration de nouveaux végétaux, procédés de macération recyclant moins d’énergie (ex. distillation basse pression), réduction du taux de sucre sous condition

Les syndicats professionnels, tel le Syndicat Français des Spiritueux, s’impliquent dans les discussions régulières avec les pouvoirs publics pour garantir autant le dynamisme des artisans que la protection du consommateur et du patrimoine.

Au-delà de la règle, un jeu d’équilibristes…

Il n’existe, au fond, pas de “petite réglementation” pour la liqueur artisanale française. Chaque étape, du choix de l’alcool à la suggestion sur l’étiquette, est filtrée par un ensemble de normes destinées à protéger – souvent au prix de démarches fastidieuses, de tensions avec les autorités voire de découragement. Mais ce maillage, s’il paraît parfois limitant, offre aussi un socle de confiance pour l’amateur : il garantit l’authenticité, la traçabilité et la qualité, là où la mondialisation pourrait tout niveler.

Ceux qui prennent le temps de cheminer dans les textes – et surtout de les vivre au quotidien, sans compromis sur l’artisanat – perpétuent un esprit. Celui d’une liqueur qui ne doit rien au hasard, ni aux raccourcis… et dont la complexité réglementaire, jointe à la complexité organoleptique, distingue encore la main de l’homme d’un simple exercice industriel.

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