Armagnac : Le chemin de la vigne au flacon
L’armagnac n’est pas seulement le plus ancien des spiritueux français : c’est un patrimoine vivant dont la fabrication, séculaire, s’est affûtée au fil des générations.Ce qui distingue l’armagnac n...
Il n’est pas rare, dans les chais gascons, d’entendre dire que “l’armagnac est le reflet de la vigne”. Cette phrase prend tout son sens lorsqu’on examine la diversité de ses cépages. Contrairement à d’autres spiritueux plus standardisés, l’armagnac reste, par la force de ses traditions et de ses terroirs, un spiritueux d’une rare pluralité variétale.
Le décret d’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC) du 6 août 1936, modifié à plusieurs reprises, fixe précisément la liste des cépages autorisés pour la production d’armagnac (voir INAO). Mais cette liste cache une histoire mouvementée et une évolution constante, marquée par l’arrivée du phylloxéra, les goûts du marché, et les avancées agronomiques. Actuellement, dix cépages sont autorisés, mais seulement quatre occupent l’essentiel de la scène.
Chacun apporte sa partition, en solo ou en assemblage, pour composer la symphonie du distillateur. Entrons dans le détail.
L’Ugni Blanc – connu sous le nom de Trebbiano en Italie – règne aujourd’hui sur le vignoble d’armagnac. Introduit massivement après le phylloxéra pour sa résistance et sa productivité, il représente désormais plus de 50 % de l’encépagement destiné à l’armagnac, selon le Bureau National Interprofessionnel de l’Armagnac (B.N.I.A.). C’est un cépage tardif, vigoureux, qui offre des rendements réguliers.
Baco 22 A, aussi appelé tout simplement “Baco”, est une singularité dans le paysage français. Il s’agit d’un hybride né en 1898 – de la main du Landais François Baco – entre la Folle Blanche et le Noah. Ce cépage a été massivement planté à la suite du phylloxéra, à une époque où la France cherchait à reconstituer son vignoble, mais où l’hybridation restait un sujet de méfiance. Pourtant, l’armagnac en a fait son allié.
Il n’est pas rare que les grands armagnacs de producteurs indépendants revendiquent fièrement “Baco 100 %” : c’est un marqueur identitaire qui séduit les amateurs d’eaux-de-vie généreuses.
C’est la Folle Blanche qui a écrit les premières pages de l’histoire de l’armagnac, depuis le Moyen Âge. Avant l’arrivée de la maladie du bois et du phylloxéra, elle couvrait l’essentiel du vignoble gascon. Aujourd’hui, victime de sa fragilité, elle fait figure de survivante et occupe à peine 5 % des surfaces (source : B.N.I.A., 2023). Pourtant, auprès de nombreux connaisseurs, elle incarne le “grand style”.
Le Colombard fait partie de ces cépages historiques longtemps délaissés, mais qui connaissent un regain d’intérêt grâce à la soif de diversité. Moins planté que l’Ugni Blanc ou le Baco, il représente environ 8 % des plantations dédiées à l’armagnac, mais sa part progresse depuis les années 2000 (cf. INAO, chiffres 2022).
Outre ces quatre cépages majeurs, la législation autorise encore quelques variétés quasiment disparues des chais. Leur présence sur les étiquettes relève aujourd’hui du manifeste, témoignant d’une volonté de conservation et d’expérimentation.
Ces variétés font partie du patrimoine vivant gascon, et certains micro-producteurs ou étudiants en agronomie cherchent à les remettre en culture pour explorer d’autres expressions aromatiques de l’armagnac. Le Domaine du Tariquet ou le Château de Laubade, par exemple, proposent parfois des embouteillages “fantaisie” mettant en avant ces cépages. Rareté oblige, ils sont réservés à des amateurs curieux et ouverts au risque organoleptique.
Le vignoble armagnacais est divisé en trois grandes régions : Bas-Armagnac (sables fauves), Ténarèze (argiles, sables, calcaires), Haut-Armagnac (calcaire, marne). À chaque terroir son cépage de prédilection :
Si le choix du cépage répond d’abord aux contraintes agronomiques (climat, risques de maladies, disponibilité du matériel végétal), il traduit aussi une vision de l’armagnac : certains producteurs restent fidèles à l’assemblage, d’autres revendiquent le “single cépage”, soucieux de révéler une identité propre.
Le consommateur averti pourra utiliser la mention du cépage (lorsqu’elle figure sur l’étiquette, ce qui n’est pas systématique) comme un indice du style : vivacité et fraîcheur (Folle Blanche), puissance et onctuosité (Baco), équilibre et classicisme (Ugni Blanc), exubérance fruitée (Colombard).
Le débat sur les cépages n’est pas clos en Armagnac, loin s’en faut. Les enjeux sont multiples : adaptation au changement climatique, préservation de la biodiversité, évolution du goût et du marché. Depuis vingt ans, on assiste à des essais de réintroduction de vieux cépages, avec l’appui de l’INRA et d’associations de producteurs. Dans un contexte global de recherche d’authenticité, certains domaines laborent, greffent, multiplient des pieds anciens pour tenter de retrouver les saveurs “d’avant le phylloxéra”.
Des dégustations professionnelles, comme celles organisées chaque année à Eauze ou à Vic-Fezensac, montrent que les eaux-de-vie issues de vieilles souches, ou de cépages naguère oubliés, révèlent souvent des palettes aromatiques surprenantes, saluées à l’aveugle par les jurys (voir la Revue des Vins de France, dossier Armagnac n°661).
À l’heure où chaque bouteille semble vouloir raconter son histoire, l’armagnac prouve combien la question des cépages reste essentielle. Elle relie le monde des vignerons à celui des distillateurs, et fait de chaque flacon un témoin vivant de la diversité du Sud-Ouest.