La palette des cépages d’armagnac : le secret des eaux-de-vie du Sud-Ouest

8 juin 2025

L’armagnac : une eau-de-vie de cépages

Il n’est pas rare, dans les chais gascons, d’entendre dire que “l’armagnac est le reflet de la vigne”. Cette phrase prend tout son sens lorsqu’on examine la diversité de ses cépages. Contrairement à d’autres spiritueux plus standardisés, l’armagnac reste, par la force de ses traditions et de ses terroirs, un spiritueux d’une rare pluralité variétale.

Le décret d’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC) du 6 août 1936, modifié à plusieurs reprises, fixe précisément la liste des cépages autorisés pour la production d’armagnac (voir INAO). Mais cette liste cache une histoire mouvementée et une évolution constante, marquée par l’arrivée du phylloxéra, les goûts du marché, et les avancées agronomiques. Actuellement, dix cépages sont autorisés, mais seulement quatre occupent l’essentiel de la scène.

  • Ugni Blanc (Trebbiano)
  • Baco 22 A
  • Folle Blanche
  • Colombard
  • Et, plus confidentiellement, la Clairette de Gascogne, le Plant de Graisse, le Meslier Saint François, le Jurançon Blanc, le Mauzac Blanc, le Mauzac Rosé.

Chacun apporte sa partition, en solo ou en assemblage, pour composer la symphonie du distillateur. Entrons dans le détail.

Ugni Blanc : le pilier discret mais incontournable

L’Ugni Blanc – connu sous le nom de Trebbiano en Italie – règne aujourd’hui sur le vignoble d’armagnac. Introduit massivement après le phylloxéra pour sa résistance et sa productivité, il représente désormais plus de 50 % de l’encépagement destiné à l’armagnac, selon le Bureau National Interprofessionnel de l’Armagnac (B.N.I.A.). C’est un cépage tardif, vigoureux, qui offre des rendements réguliers.

  • Intérêt pour la distillation : L’Ugni Blanc produit des vins de base pauvres en alcool naturel (8 à 10 % Vol.), à l’acidité marquée. Cette acidité protège le vin lors de la distillation, favorise l’extraction de composés aromatiques fins et assure un vieillissement harmonieux sur la durée. C’est la base gracieuse de nombreux armagnacs de garde.
  • Profil aromatique : L’Ugni Blanc se fait discret sur les esters fruités au début, mais offre à l’élevage des notes florales (aubépine, tilleul), fruitées (pomme, poire), parfois une touche d’amande. C’est le cépage préféré des grands assemblages équilibrés, que l’on veut patiner dans le temps sans perdre de nervosité.

Baco 22 A : L’emblème de la rusticité gasconne

Baco 22 A, aussi appelé tout simplement “Baco”, est une singularité dans le paysage français. Il s’agit d’un hybride né en 1898 – de la main du Landais François Baco – entre la Folle Blanche et le Noah. Ce cépage a été massivement planté à la suite du phylloxéra, à une époque où la France cherchait à reconstituer son vignoble, mais où l’hybridation restait un sujet de méfiance. Pourtant, l’armagnac en a fait son allié.

  • Un cépage quasi unique à l’armagnac : Étonnamment, Baco est aujourd’hui le seul hybride toujours autorisé en AOC en France (source : “Le Grand Livre de l’Armagnac”, H. Dulucq, E. Fert).
  • Répartition : Il couvre environ 35 % de la surface du vignoble armagnacais (B.N.I.A., chiffre 2023), principalement dans le Bas-Armagnac, où il excelle sur les sables fauves.
  • Force et caractère : Baco supporte bien les sols humides et acides, résiste aux maladies – qualité rare à une époque où les traitements chimiques étaient limités.
  • Signature aromatique : C’est le cépage du gras et du volume. Il donne des eaux-de-vie puissantes, riches, avec un fruité exubérant (prune, mirabelle, abricot), souvent une note de réglisse, de cacao et une mâche caractéristique. Avec l’âge, le Baco développe un fondu remarquable et sa célèbre rondeur.

Il n’est pas rare que les grands armagnacs de producteurs indépendants revendiquent fièrement “Baco 100 %” : c’est un marqueur identitaire qui séduit les amateurs d’eaux-de-vie généreuses.

Folle Blanche : La finesse originelle

C’est la Folle Blanche qui a écrit les premières pages de l’histoire de l’armagnac, depuis le Moyen Âge. Avant l’arrivée de la maladie du bois et du phylloxéra, elle couvrait l’essentiel du vignoble gascon. Aujourd’hui, victime de sa fragilité, elle fait figure de survivante et occupe à peine 5 % des surfaces (source : B.N.I.A., 2023). Pourtant, auprès de nombreux connaisseurs, elle incarne le “grand style”.

  • Sensibilité maximale : Sensible à la pourriture grise, au gel, à la vers de la grappe, la Folle Blanche nécessite soins et climat favorable pour donner le meilleur.
  • Un rendement faible, des vins délicats : Ses jus sont particulièrement acides, à faible teneur en sucre, d’où des vins de distillation très purs.
  • Profondeur aromatique et intensité : L’armagnac de Folle Blanche se distingue par une vivacité éclatante, une attaque florale, des notes de fruits blancs, parfois d’agrumes et une finale minérale. Les distillateurs passionnés la réservent pour des cuvées d’amateurs exigeants et les millésimes “de printemps”.

Colombard : Le grand oublié… qui revient en grâce

Le Colombard fait partie de ces cépages historiques longtemps délaissés, mais qui connaissent un regain d’intérêt grâce à la soif de diversité. Moins planté que l’Ugni Blanc ou le Baco, il représente environ 8 % des plantations dédiées à l’armagnac, mais sa part progresse depuis les années 2000 (cf. INAO, chiffres 2022).

  • Profil : Cépage plus tardif, donnant des vins acidulés, souvent utilisés pour les vins de pays gascons ou les Côtes de Gascogne.
  • Rôle en armagnac : Il est rare de trouver un armagnac 100 % Colombard, mais il est intégré à l’assemblage pour offrir des notes fruitées vives : pamplemousse, pêche blanche, verveine. Il donne une mâche et une fraîcheur très appréciées dans les jeunes armagnacs ou dans certains styles “nouvelle vague”.

Les cépages secondaires : trésors confidentiels et sauvegarde de la diversité

Outre ces quatre cépages majeurs, la législation autorise encore quelques variétés quasiment disparues des chais. Leur présence sur les étiquettes relève aujourd’hui du manifeste, témoignant d’une volonté de conservation et d’expérimentation.

  • Clairette de Gascogne : Produit des vins neutres, appréciés pour leur acidité, rarement employés en pureté pour l’armagnac.
  • Plant de Graisse : Cépage ancien du Bas-Armagnac, réputé pour donner du gras à l’eau-de-vie, mais quasiment disparu (moins de 0,1 % des surfaces).
  • Meslier Saint François : Rare, très acide, souvent assimilé à la Folle Blanche dans ses usages historiques.
  • Jurançon Blanc : Differ à son homonyme du Béarn (qui est un cépage à part), il restait quelques ares cultivés à des fins patrimoniales.
  • Mauzac Blanc et Mauzac Rosé : Apporte de l’ampleur, quelques notes de pomme cuite, parfois une texture différente. On les trouve dans de très rares assemblages traditionnels.

Ces variétés font partie du patrimoine vivant gascon, et certains micro-producteurs ou étudiants en agronomie cherchent à les remettre en culture pour explorer d’autres expressions aromatiques de l’armagnac. Le Domaine du Tariquet ou le Château de Laubade, par exemple, proposent parfois des embouteillages “fantaisie” mettant en avant ces cépages. Rareté oblige, ils sont réservés à des amateurs curieux et ouverts au risque organoleptique.

Le choix du cépage : plus qu’une technique, un parti-pris de style

Le vignoble armagnacais est divisé en trois grandes régions : Bas-Armagnac (sables fauves), Ténarèze (argiles, sables, calcaires), Haut-Armagnac (calcaire, marne). À chaque terroir son cépage de prédilection :

  • Bas-Armagnac : préférence pour le Baco, qui donne des eaux-de-vie charnues, idéales pour le long élevage. On croise aussi l’Ugni Blanc, en quête de finesse, et quelques Folle Blanche téméraires.
  • La Ténarèze : aime l’Ugni Blanc et le Colombard, pour leur structure et leur profil marqué, propices à l’expression aromatique complexe après plusieurs décennies.
  • Haut-Armagnac : région la moins productive, explore plus volontiers les cépages secondaires à titre patrimonial.

Si le choix du cépage répond d’abord aux contraintes agronomiques (climat, risques de maladies, disponibilité du matériel végétal), il traduit aussi une vision de l’armagnac : certains producteurs restent fidèles à l’assemblage, d’autres revendiquent le “single cépage”, soucieux de révéler une identité propre.

Le consommateur averti pourra utiliser la mention du cépage (lorsqu’elle figure sur l’étiquette, ce qui n’est pas systématique) comme un indice du style : vivacité et fraîcheur (Folle Blanche), puissance et onctuosité (Baco), équilibre et classicisme (Ugni Blanc), exubérance fruitée (Colombard).

À la recherche du goût d’origine : l’avenir des cépages en armagnac

Le débat sur les cépages n’est pas clos en Armagnac, loin s’en faut. Les enjeux sont multiples : adaptation au changement climatique, préservation de la biodiversité, évolution du goût et du marché. Depuis vingt ans, on assiste à des essais de réintroduction de vieux cépages, avec l’appui de l’INRA et d’associations de producteurs. Dans un contexte global de recherche d’authenticité, certains domaines laborent, greffent, multiplient des pieds anciens pour tenter de retrouver les saveurs “d’avant le phylloxéra”.

Des dégustations professionnelles, comme celles organisées chaque année à Eauze ou à Vic-Fezensac, montrent que les eaux-de-vie issues de vieilles souches, ou de cépages naguère oubliés, révèlent souvent des palettes aromatiques surprenantes, saluées à l’aveugle par les jurys (voir la Revue des Vins de France, dossier Armagnac n°661).

À l’heure où chaque bouteille semble vouloir raconter son histoire, l’armagnac prouve combien la question des cépages reste essentielle. Elle relie le monde des vignerons à celui des distillateurs, et fait de chaque flacon un témoin vivant de la diversité du Sud-Ouest.

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