Eau-de-vie de fruits, liqueur de fruits : deux mondes derrière la bouteille

16 août 2025

De la matière première au verre : la genèse du goût

L’eau-de-vie de fruits désigne un alcool obtenu par la fermentation (ou la macération) et la distillation directe d’un fruit frais. Le résultat, c’est une pureté brute : une expression sans fard du fruit d’origine, sans ajout ni artifice.

La liqueur de fruits, elle, relève de la catégorie des spiritueux sucrés. Fruit (ou extraits), sucre, alcool neutre (souvent issu de betterave ou de blé, parfois agricole), mais aussi parfois arômes et colorants : l’assemblage prime, l’objectif est la gourmandise et la rondeur.

  • Pour une eau-de-vie de poire, on n’extrait que ce que le fruit peut offrir : distiller 100 kg de poires Williams ne donnera qu’environ 8 à 10 litres d’alcool pur à la sortie (source : Institut Français des Productions Cidricoles).
  • Pour une liqueur de cassis, l’utilisation de sucre est obligatoire, à raison d’au moins 400 grammes par litre pour la fameuse Crème de Cassis (réglementation européenne 110/2008, modifiée en 2019).

Le premier se veut fidèle, le second enjôleur. Deux voies pour raconter le fruit.

Techniques de production : le cœur du différend

Produire une eau-de-vie de fruits : la distillation comme art

Distiller, c’est séparer l’essence du fruit de sa matière. Pour la plupart des eaux-de-vie françaises, la marche à suivre est la suivante :

  1. On commence par la fermentation du fruit entier, mûr, souvent cueilli à la main. Plus le fruit est riche en sucre, meilleure sera le rendement (exemple : la mirabelle de Lorraine, qui titre facilement 14-16% de sucre à maturité).
  2. Ce moût est ensuite distillé, le plus souvent en alambic à repasse en cuivre. Les distillateurs les plus exigeants recueillent uniquement le « cœur » de distillation, là où les arômes sont les plus purs et les composés indésirables les moins présents.
  3. La réglementation impose pour une eau-de-vie française entre 37,5% vol et 55% vol, selon la catégorie et la tradition locale.
  4. L’élevage sous bois n’est utilisé que pour quelques fruits (prune = Vieille Prune), d’autres restent limpides, gardant toute la transparence du fruit distillé (poire William, framboise…)

Le geste du distillateur, la conduite de la chauffe, la sélection des fruits sont essentiels, chaque détail se retrouve dans le verre. Les eaux-de-vie alsaciennes (poire, quetsche, kirsch) sont parmi les plus réputées au monde, aux côtés de la fameuse slivovitz d’Europe de l’Est.

Concevoir une liqueur de fruits : dosage, infusion, assemblage

Rien à voir ici : pas de distillation de fruit frais, l’acte fondateur est l’assemblage.

  • On commence par faire infuser ou macérer le fruit dans un alcool neutre à fort degré (généralement entre 60% et 96% vol).
  • Après plusieurs jours ou semaines, on filtre, puis on rajoute du sucre, parfois du sirop de glucose, et selon la maison, des arômes ou des colorants d’origine naturelle ou non.
  • Certains producteurs de liqueur (comme Giffard ou Combier, pionniers ligériens) travaillent en infusion à froid ou à chaud, d’autres en extraction par ultrasons ou sous vide pour préserver les arômes volatils du fruit.
  • Le taux de sucre dépend de la catégorie : liqueur = minimum 100g/L, crème = minimum 250g/L, d’après les normes européennes.
  • Le titrage alcoolique est toujours inférieur à celui des eaux-de-vie : généralement comprise entre 15% et 40% vol, selon le type et le marché visé.

La liqueur n’est pas un produit brut : c’est toujours une construction, où le travail du liquoriste évoque celui du cuisinier-pâtissier.

La législation : cadres stricts, nuances culturelles

Dans les deux cas, le droit encadre sévèrement la dénomination. Impossible de vendre une fausse « eau-de-vie de poire » ou une « liqueur de cerise » sans respecter des cahiers des charges précis :

  • Eaux-de-vie de fruits : la législation européenne (règlement 2019/787) et les appellations françaises (AOC, IGP) interdisent tout ajout de sucre ou d’arômes après la distillation, à quelques exceptions près (ex. quelques grammes de sucre pour adoucir, sans impact sur le goût).
  • Liqueurs de fruits : la catégorie est beaucoup plus large. On distingue entre liqueur, crème, cordial selon la concentration en extrait de fruit et en sucre. Il existe environ 130 types d’appellations de liqueurs (source : Fédération Française des Spiritueux, 2022).

Dans les pays germanophones (le Schnaps autrichien, par exemple), le terme « eau-de-vie » (« Obstbrand ») est protégé, tout comme « Geist » pour les boissons obtenues par la macération de fruits dans de l’alcool agricole (Source : Deutscher Fruchtsaft-Industrie).

Profil aromatique : pureté versus gourmandise

Le langage du verre : transparence ou opulence

  • Eau-de-vie : transparence cristalline, nez pur de fruit frais, bouche vive, finale longue mais sèche. Pas de sucre, peu de corps. Parfois une légère amertume, reflet du noyau (prune) ou du pépin (framboise, myrtille).
  • Liqueur : couleur plus dense, texture sirupeuse, nez expressif, bouche douce, finale arrondie par le sucre. L’aromatisation, les extraits naturels ou non, multiplient les possibilités aromatiques : fruits confits, épices, zestes d’agrumes…

Une eau-de-vie de mirabelle s’exprime sur la fraîcheur, la minéralité, la persistance. Tandis qu’une liqueur de cassis tapisse le palais, laissant un souvenir parfumé et doux qui évoque la confiserie.

Usages : moments, cultures et pratiques

Tables familiales et chariots de bar

  • Eau-de-vie de fruits : traditionnellement consommée en digestif – en Alsace, les repas de famille se clôturent souvent par un kirsch ou une poire.
  • En cuisine : pour flamber, pour parfumer une pâte (la fameuse Forêt Noire).
  • Liqueur de fruits : base de nombreux cocktails (Crème de Cassis = Kir ; Triple Sec = Cosmopolitan), ingrédient pâtissier, aromatisant de glaces, ou tout simplement dégustée sur glace.

À noter : dans les années 1960, la consommation de liqueurs en France dépassait le million d’hectolitres par an (source : INSEE). Aujourd’hui, la tendance est proche du « less is more », avec un retour vers les eaux-de-vie artisanales et les liqueurs premium faiblement sucrées.

Savoir reconnaître une eau-de-vie d’une liqueur : conseils pratiques

  • L’étiquette : mentionnez « eau-de-vie de… », jamais de « liqueur » pour une vraie eau-de-vie artisanale.
  • Le degré alcoolique : au-dessus de 40% pour les eaux-de-vie, rarement plus de 25-35% pour les liqueurs de fruits.
  • La transparence et la texture : limpidité parfaite et fluidité pour l’eau-de-vie, texture lisse et plus épaisse pour la liqueur.
  • Le goût : sécheresse pour l’eau-de-vie, douceur et persistance sucrée pour la liqueur.

Certaines bouteilles anciennes brouillent les pistes : il n’est pas rare de trouver des « vieilles prunes liqueur » dans les placards de grand-mère… mais avec le goût, le doute s’évapore vite !

Perspectives actuelles et tendances du renouveau

Depuis 2010, le retour de l’artisanat a transformé le paysage : micro-distilleries, travail en bio ou biodynamie, recherche de variétés oubliées (quitte à distiller la vieille pomme Calville ou la poire Curé). Du côté des liqueurs, la chasse au « sucre en trop » a mené à la création de recettes plus authentiques, voire à des liqueurs « dry » qui titrent moins en sucre et plus en fruit. De grands barmen – comme ceux du Little Red Door à Paris – privilégient les eaux-de-vie rares et pures pour le « twist » de cocktails classiques, tandis que les maisons historiques revisitent la tradition avec des éditions limitées ou vieillies en fûts de chêne.

C’est la curiosité, l’exigence et le goût du vrai qui font bouger les lignes. Entre les deux mondes – celui de la distillation et celui de l’assemblage sucré – la frontière est nette mais le dialogue permanent. Savoir les différencier, c’est aussi mieux savoir quelle histoire (et quel plaisir) l’on souhaite savourer.

  • Sources : Institut Français des Productions Cidricoles, Fédération Française des Spiritueux, INSEE, Règlement UE 2019/787, Deutscher Fruchtsaft-Industrie, site des Distilleries Giffard et Combier.

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