Armagnac : Comprendre Bas-Armagnac, Ténarèze et Haut-Armagnac

12 juin 2025

Un paysage morcelé : naissance des terroirs d’Armagnac

Les amateurs de spiritueux savent que les plus grandes eaux-de-vie sont souvent filles d’un sol, d’un climat et d’un savoir-faire qui ne ressemblent à nul autre. L’armagnac, joyau du Sud-Ouest, ne fait pas exception : depuis le XVe siècle, il se façonne dans trois terroirs distincts, qui offrent chacun leur signature. Avant d’ouvrir une bouteille, comprendre d’où vient ce brandy, c’est déjà ressentir les paysages rien que dans le verre : c’est tout le pari des appellations Bas-Armagnac, Ténarèze et Haut-Armagnac.

Un décret de 1909 a officialisé ces appellations, chacune étant strictement délimitée (voir INAO). Mais la réalité géographique comme gustative est plus nuancée qu’une simple carte administrative. Partons explorer ces trois terres, où même les nuances de l’argile ou du sable ont le dernier mot sur le bouquet.

Bas-Armagnac : la finesse, la grâce des sables

Une géographie de l’ouest

Le Bas-Armagnac, c’est la partie occidentale du triangle armagnacais, s’étalant sur les départements du Gers, des Landes et une portion de Lot-et-Garonne. C’est la plus vaste, couvrant plus de 57% de la surface plantée d’armagnac (source : BNIA). On y retrouve des villages phares comme Nogaro, Eauze, Villeneuve-de-Marsan ou bien le discret Labastide d’Armagnac.

Des sols qui parlent : sablo-limoneux

La clef, ici, c’est le sol : les célèbres sables fauves, mêlés d’argile, auxquels s’ajoutent parfois ces boulbènes blondes dont raffolent la vigne. Ces sols sont réputés donner naissance aux eaux-de-vie les plus élégantes, reconnues pour leur finesse et leur subtilité aromatique.

  • Arômes : Violette, fruits frais (prune, poire), touches florales, un boisé discret
  • Bouche : Souple, harmonieuse, souvent plus « éthérée » que dans les autres terroirs
  • Vieillissement : S’exprime magnifiquement dès 10 à 15 ans, mais de grands millésimes peuvent vieillir 40 ou 50 ans avec grâce

Pour l’anecdote, la région est si favorable à la production d’armagnacs expressifs que trois quarts de l’armagnac commercialisé en bouteille porte l’appellation Bas-Armagnac (Chambre d’Agriculture du Gers, chiffres 2022). Les producteurs emblématiques illustrent ce style : Darroze, Laubade, Delord, Laberdolive…

Ténarèze : la charpente, le cœur minéral d’Armagnac

Un carrefour gascon

D’étendue moyenne, la Ténarèze s’étend d’est en ouest, au centre du territoire armagnacais. Autour de Condom, Eauze, et Vic-Fezensac, ses 6000 hectares environ représentent environ 40% de la production annuelle. Ici, la variété des paysages se ressent dans la diversité des styles.

Un sol unique : boulbènes et argiles calcaires

La Ténarèze possède un sol plus riche en argile et en calcaire – un peu à l’image des grands terroirs viticoles du Bordelais voisin. Ce calcaire, témoin d’anciens fonds marins de l’ère tertiaire, façonne la structure des eaux-de-vie.

  • Arômes : Fruits mûrs, épices douces, parfois une pointe balsamique ou minérale
  • Bouche : Plus vive, plus corsée, une puissance tannique qui nécessite un vieillissement prolongé
  • Vieillissement : Armagnacs qui prennent toute leur ampleur après plusieurs décennies. Certains millésimes des années 1960-80 sont recherchés précisément pour leur capacité à se transformer en bouche au fil des décennies (voir Arts & Terroirs, 2020)

La Ténarèze est historiquement considérée comme le terroir des “armagnacs de garde” – plus rustiques dans leur jeunesse, mais gagnant en complexité avec le temps. Elle abrite aussi de nombreux petits producteurs indépendants, héritiers des coteaux familiaux, comme Ladevèze, Castagnon ou encore la famille Baraillon.

Haut-Armagnac : la discrète, l’exception éparse

Un territoire atypique

Dernière-née des trois, le Haut-Armagnac évolue à l’est et au sud-est du massif armagnacais, autour d’Auch, Lectoure et Fleurance, pour partie jusque dans le département du Gers, voire des pointes jusqu’en Haute-Garonne. Paradoxalement, cette zone géographique est la plus vaste – 50% du territoire officiel – mais la moins plantée, avec à peine 1 à 2% du volume annuel de la production d’Armagnac : une rareté relative (source BNIA).

Une mosaïque de terroirs

Là, la vigne prospère sur des sols calcaires et argilo-calcaires, souvent plus caillouteux, parfois d’aspect gris-blanc. Les conditions y sont moins favorables sans irrigation ou sélection poussée, ce qui explique la faiblesse des rendements historiques. Si bien que l’on rencontre ici plus de céréales que de rangs de baco, ugni-blanc ou folle-blanche.

  • Arômes : Eaux-de-vie souvent plus légères, notes florales, fruits blancs, une minéralité très pure
  • Bouche : Parfois plus sèche, droite, plus marquée par l’esprit que par le fruit, ce qui explique que certains la jugent « austère » dans sa jeunesse
  • Vieillissement : Les quelques grandes maisons du secteur – Saint-Aubin, Lassalle – travaillent des sélections de vieilles vignes, avec des lots très confidentiels. Le Haut-Armagnac est parfois utilisé en assemblage, pour donner de la tension ou de la complexité

On raconte que des élevages de plus de trente ans révèlent un potentiel insoupçonné, avec une prise de complexité surprenante et une empreinte minérale unique sur le marché (voir BNIA).

L’influence du terroir : étude géologique appliquée au verre

Qu’est-ce qui distingue fondamentalement ces trois crus ? Il s’agit d’une alchimie entre la vigne (les cépages Baco, Ugni Blanc, Folle Blanche, etc.), le climat océanique ou plus continental, et surtout la texture du sol. Les travaux menés par Pascal Tillier (Université de Bordeaux, 2017) ont permis de cartographier précisément la corrélation entre les couches de sable, d’argile ou de calcaire, la sélection du cépage, la dynamique de distillation et le style de l’Armagnac obtenu.

  • Bas-Armagnac : prédominance de sables = finesse et rondeur
  • Ténarèze : argiles et calcaires = corps, puissance, longévité
  • Haut-Armagnac : calcaires, cailloux = tension, minéralité, élégance parfois sèche

Autre clef : la distillation elle-même. Ici, près de 95% des eaux-de-vie sont produites en alambic armagnacais : un appareil à colonne continue, distillant le vin en une seule passe, souvent à bas degré (52 à 60%). Le Bas-Armagnac, plus riche en sables, favorise une distillation fine qui préserve les arômes primaires, alors que la Ténarèze tire parti du calcaire pour donner de la colonne vertébrale à l’alcool obtenu.

L’évocation d’un esprit : anecdotes et histoires locales

Les frontières administratives furent dessinées parmi tant de légendes gasconnes qu’on en perd parfois le fil. À Eauze, on raconte que le premier armagnac transporté jusqu’à Bordeaux provenait d’une parcelle au cœur du Bas-Armagnac, propriété d’un médecin aromatiseur du XIVe siècle. Ténarèze, quant à elle, tient son nom d’une ancienne voie romaine, la “via Ténarès”, qui traversait le cœur de l’appellation – et structurait déjà le commerce de la vigne à l’époque gallo-romaine.

Le Haut-Armagnac intrigue particulièrement : au XIXe siècle, d’ambitieux propriétaires y implantent la vigne sur des terrasses calcaires où poussaient jadis des oliviers. Les armagnacs produits y étaient parfois réservés à l’usage familial, et n’arrivaient que rarement jusqu’à Bordeaux : c’est ce qui explique la persistance du style discret et des microproduction dans ce secteur (voir « L’Armagnac, une histoire, des hommes », de Jean Virely).

Choisir selon l’appellation : repères pour le dégustateur

La diversité des appellations d’Armagnac offre un terrain de découverte unique, bien loin des rivalités factices qu’on lit parfois entre amateurs. Bas-Armagnac, Ténarèze, Haut-Armagnac : chaque terroir propose une approche singulière de la dégustation :

  • Pour l’initiation : Opter pour un Bas-Armagnac de 10-15 ans d’âge : équilibre, accessibilité, florale, souvent très expressif dès le premier nez.
  • Pour la garde ou la méditation : Privilégier la Ténarèze dans des millésimes anciens ou chez de petits producteurs : puissance, structure, remarquable évolution à l’aération.
  • Pour l’audace : Explorer un Haut-Armagnac chez un embouteilleur indépendant, en single cask ou brut de fût. Complexité minérale imprévue et histoire à raconter.

À l’image du Cognac, les grandes maisons proposent souvent des assemblages inter-appellations. Toutefois, un nombre croissant de producteurs mise sur la traçabilité et l’expression de parcelles précises, parfois jusqu’à l’ultra-localisation, bâtissant une nouvelle réputation pour chaque cru.

L’Armagnac et ses horizons : la place du terroir dans l’avenir

Ces distinctions historiques résonnent plus que jamais à l’heure du retour vers le local et de la revalorisation des savoir-faire. Comprendre le terroir de l’Armagnac n’est pas céder à un folklore muséal : c’est saisir que la personnalité d’une eau-de-vie est façonnée, pour une part déterminante, par la terre, l'air, la main humaine et le temps.

Chaque gorgée d’un Bas-Armagnac, d’une Ténarèze ou d’un Haut-Armagnac révèle une histoire de patience, d’expérimentation, et de fidélité à une identité gasconne souvent rebelle à toute généralisation. Si l’on rencontre rarement deux armagnacs identiques, c’est bien parce que, entre les sables fauves, les calcaires et les argiles, la matrice originelle ne cesse d’innover. C’est là toute la richesse – et le défi – de ce spiritueux à part, premier brandy de France, plus confidentiel mais toujours plus recherché.

Sources principales : BNIA (bnia.fr), INAO, Chambre d’Agriculture du Gers, « L’Armagnac, une histoire, des hommes », Jean Virely, Pascal Tillier (UBx), Arts & Terroirs, Observatoire des Spiritueux 2022.

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