L’alchimie discrète : comprendre la fermentation des pommes et poires pour le calvados

15 juillet 2025

Une matière première orchestrée : l’assemblage des pommes (et parfois des poires)

Le calvados commence à l’automne, lorsque les vergers livrent leur profusion. Trois grandes familles de pommes s’invitent dans la danse : les pommes douces (riches en sucre), les pommes acidulées (qui ramènent de la fraîcheur) et les pommes amères/tanniques, incontournables pour la structure.

  • Variétés principales : selon les appellations et les terroirs, on trouve la douce Moën, la Binet rouge, la Bisquet (douces-amères), la Kermerrien (amère) ou la Judor (acidulée). En Pays d’Auge, un jus est souvent composé de 30 à 40 % de pommes douces, 40 à 60 % de douces-amères, et 10 à 20 % d’acidulées et acidulées-amères (source : INAO – Guide du Calvados).
  • Poires : surtout présentes dans l’appellation « Calvados Domfrontais », où la législation impose un minimum de 30 % de poires à poiré comme la Plant de Blanc ou la Domfront.

La qualité du cidre dépend donc d’un orchestre précis de variétés, chaque producteur mêlant instinct, tradition et analyse chimique pour composer la partition parfaite.

De la cueillette à la cuve : extraire et préparer les moûts

Les pommes mûres tombent naturellement ou sont ramassées, puis lavées, broyées et enfin pressées. Cette étape, en apparence simple, conditionne le profil de la fermentation.

  • Broyage : la finesse du broyage influence la surface de contact avec les levures et la libération des polyphénols.
  • Presse : les pressoirs hydrauliques modernes côtoient encore des modèles à vis traditionnels, surtout dans les petites distilleries.

Bon à savoir : le rendement moyen oscille entre 650 et 750 litres de moût pour une tonne de pommes selon le degré de maturité et la variété (source : Institut Français des Productions Cidricoles).

La fermentation : une partition naturelle contrôlée

Une fois extrait, le moût de pomme s’offre à la fermentation. Ici, la main de l’homme dialogue avec l’invisible : levures indigènes, choix des cuves, températures, durée… Rien n’est laissé au hasard, surtout lorsque l’objectif n’est pas de boire le cidre, mais de le distiller.

Levures indigènes ou levures sélectionnées ?

Jusqu’au XX siècle, la fermentation reposait intégralement sur les levures naturellement présentes sur les fruits, les équipements ou dans l’air de la cave. De nos jours, certains producteurs (notamment en appellation ou bio) perpétuent cette méthode, gage d’expression du terroir et de complexité aromatique. D’autres, soucieux de stabilité, optent pour des levures oenologiques sélectionnées adaptées au jus de pomme : Saccharomyces cerevisiae en majorité, mais aussi d’autres souches spécifiques au monde cidricole (source : IFPC).

  • Levures indigènes : fermentation plus lente, diversité aromatique, maîtrise parfois aléatoire.
  • Levures sélectionnées : démarrage rapide, arômes plus ciblés, profil régulier et sécurité accrue.

Fermentation alcoolique : la transformation du sucre en alcool

Le cœur du processus : les levures convertissent les sucres fermentescibles (fructose, glucose) en éthanol et en CO. La plupart du temps, le cidre de distillation titre entre 5 et 7 % vol. d’alcool. À la différence d’un cidre de consommation, il reste généralement sec (moins de 20 g/L de sucres résiduels), parfois légèrement plus brut selon la maturité de la pomme ou le choix du producteur.

  • Température de fermentation : entre 8 et 18 °C. Les températures basses favorisent une fermentation lente (jusqu’à 6 semaines), garantissant finesse et préservation des arômes fruités.
  • Durée : de 15 jours à 4-6 semaines.

Astuce d’artisan : certaines maisons du Pays d’Auge préfèrent la lenteur, n’hésitant pas à prolonger volontairement la fermentation sur plusieurs mois, jusqu’à la distillation (qui, en appellation, ne pourra avoir lieu qu’au printemps suivant la récolte).

La fermentation malo-lactique : choisir l’équilibre

Comme dans le vin, les cidres peuvent connaître une fermentation dite « malo-lactique », déclenchée par des bactéries lactiques qui transforment l’acide malique (très présent dans la pomme, saveur verte) en acide lactique (plus doux, plus rond). Cette étape est recherchée par certains, évitée par d’autres : elle adoucit le cidre et peut limiter la stabilité aromatique pour la distillation.

  • Dans le Pays d’Auge : stabilité avant tout : la malo-lactique est souvent bloquée (par refroidissement, filtration, sulfitage léger).
  • Dans le Domfrontais : acceptée, voire recherchée, pour donner du moelleux au cidre de poire, naturellement plus acide.

Cuves, contenants et savoir-faire : l’art du détail

La tradition de la région a conservé, dans nombre de fermes-distilleries, des cuves en bois anciens (souvent du chêne ou du châtaignier). Le bois laisse "respirer" le moût, encourage les micro-oxygénations et nourrit la flore indigène. Les grandes maisons emploient de plus en plus des cuves inox : hygiène stricte, maîtrise thermique… mais moins de charme.

  • Cuves bois : typicité, micro-oxygénation, diversité des arômes (notes épicées, fruits mûrs).
  • Cuves inox : neutralité, contrôle pointu des températures, répétabilité du process.

Le choix n’est pas neutre : dans certaines distilleries artisanales, on nettoie les cuves « à l’ancienne », laissant survivre une population de levures maison qui donne, année après année, une signature unique. Le diable se cache dans ce genre de détails.

Le cas particulier de la poire dans le calvados Domfrontais

L’association pomme-poire offre un profil distinctif. Les poires à poiré sont très riches en eau (leur rendement en jus peut dépasser 800 litres par tonne, source IFPC) mais aussi en composés volatils, favorisant une fermentation plus vive et exubérante. Leur acidité naturelle (parfois supérieure à 8 g/L d’acide malique) complexifie la maîtrise de la fermentation.

  • Fermentation plus longue : jusqu’à trois mois, souvent en cuves mixtes (bois puis inox).
  • Surveillance accrue des températures pour éviter les arrêts de fermentation.
  • Résultat : un cidre à la palette aromatique large, allant des fruits frais à des notes florales, presque liquoreuses, qui distinguent les calvados Domfrontais.

Les enjeux derrière la fermentation : stabilité, distillation, identité

Le travail du cidrier n’a rien d’anodin : il faut obtenir un cidre stable (prêt à recevoir le feu de l’alambic), sec mais pas maigre, sans défauts microbiologiques (piqûre acétique, amertume verte, excès de volatil). Plusieurs écueils guettent le producteur :

  1. Oxydation prématurée : exposition à l’air, manque de contrôle sur les SO, donne des notes de pomme cuite indésirables.
  2. Contamination bactérienne : si la malo-lactique s’emballe, le cidre perd en netteté.
  3. Arrêts de fermentation : levures faibles, manque de nutriments, excès de clarification : autant de causes possibles. Certains producteurs ajoutent alors de l’azote pour relancer.

Le cidre destiné à la distillation s’apprécie sur sa pureté, sa netteté aromatique et son équilibre sucres/acidité/tanins. Chaque domaine cultive ses secrets : certains distillent sur lies pour apporter du gras (pratique proche du Cognac), d’autres débourbent sévèrement pour préserver la tension.

La main de l’homme et l’esprit du terroir : la fermentation comme signature

Derrière l’apparente simplicité d’un cidre qui mousse au fond d’une vieille cuve, il y a les gestes précis, les choix de variétés, les méthodes empiriques ou cartésiennes, le rapport intime à la terre et au temps. La maîtrise de la fermentation des pommes (et des poires, quand elles entrent dans la danse) reste le socle d’un grand calvados : elle façonne la matière, creuse les nuances, prépare le terrain pour la distillation et l’élevage.

À la dégustation, on retrouve l’empreinte de ce moment : fraîcheur fruitée, ampleur, finesse tannique. Loin d’être une étape « technique » ou purement utilitaire, la fermentation du calvados est un art vivant, transmis plus qu’enseigné, nourri de tâtonnements, de réussites silencieuses et parfois d’échecs fondateurs. Ceux qui savent écouter un “cidre de pomme à distiller” savent lire, déjà, l’avenir du calvados en devenir.

Pour aller plus loin : Le site de l’IFPC (Institut Français des Productions Cidricoles), l’INAO (Institut National de l’Origine et de la Qualité), et le livre “Calvados, la liqueur de la Normandie” de Charles Ficat pour approfondir la diversité de ce patrimoine vivant.

En savoir plus à ce sujet :